Dans le cadre du Choix Goncourt de la Suède 2023, Agnes Fredmark, Gwenaëlle Beynet Fröjd, Julia Tibblin, Lou Mattei et Monica Davidson livrent une critique littéraire d’Une Somme humaine (Rivages, 2022) basée sur les débats du jury.
L’œuvre Une Somme humaine de Makenzy Orcel débute avec le suicide d’une femme. Au chapitre suivant, sa voix se fait entendre et elle devient la narratrice du récit de sa vie dans un long monologue. Elle décrit son adolescence où elle grandit dans une famille dysfonctionnelle et dans le microcosme d’une société mesquine. Des détails émaillent avec parcimonie cette première partie où l’action semble ancrée : le mistral, le pèlerinage des gitans auprès de la Sara Noire des Saintes-Maries-de-la-Mer et des interjections régionales qui orientent le lecteur vers le sud-est de la France. Cette jeune femme se sentant délaissée par les siens décide de monter à Paris à sa majorité. Elle entreprend des études, mais n’arrive pas à s’adapter à la vie dans la capitale auprès d’amis issus de la bourgeoisie avec des positions sociales au-dessus de la sienne. Elle cesse finalement ses études pour vivoter de différents petits jobs.
À cette narration principale s’enchevêtrent d’autres histoires comme tissées autour de la narratrice, on entend d’autres voix comme celles saisies chez des clients de café puis celle d’un énigmatique narrateur masculin qui intervient de façon sporadique.
Makenzy Orcel est un auteur haïtien ayant écrit presque autant de romans que de recueils de poésie. Une Somme humaine est le deuxième volet de la trilogie introduite avec L’Ombre animale.
Le projet du livre semble nous mener vers la chronologie d’une vie imbriquée dans une société en prise avec les questions de son temps : la famille, le couple, les migrants, la défense des droits queer et en définitive l’interrogation sur la vie et la mort. Le lecteur ressent rapidement une angoisse en suivant le monologue sans majuscule et construit uniquement avec des points de suspension. Ce sentiment d’étouffement peut aller jusqu’à l’impression d’une agonie.
Malgré tout, quelques lueurs d’espoir se faufilent à travers la noirceur de cette trame narrative. À l’adolescence, la grand-mère est un pilier indéfectible auprès de qui la narratrice trouve un refuge à sa vie familiale exécrable et au milieu scolaire oppressant. Il y a encore « Toi », la bonne amie qui décidera de disparaître jeune ou Orcel, la figure masculine positive du récit.
Cet ouvrage dresse la peinture de la somme humaine d’une personne, c’est-à-dire la vie entière d’un être humain, mais aussi les morceaux de vie d’autres personnes rencontrées par hasard encastrés au destin de la narratrice.
D’un point de vue stylistique, l’auteur use de différents procédés pour raconter les différents récits enchâssés : des lettres, des poèmes, des monologues intérieurs… La langue peut passer de l’argot au style soutenu sur la même page. Il en ressort une impression de manque de structure, un peu comme la création d’un patchwork avec une multitude de voix différentes. Il y a par exemple des redites du texte par l’introduction d’un tournage de film qui répète des moments de la vie de la jeune femme.
Finalement tous les personnages qui gravitent autour de cette femme participent à planter le décor et ne sont pas des personnages principaux, car le personnage principal serait plutôt la société. C’est pourquoi le choix de l’auteur est osé en optant pour un style disparate qui pourrait s’interpréter comme le reflet du contenu, et donc de la société, chaotique.
Notre jury a soulevé avoir été face à un texte à la matière étouffante. Rentrer dans l’œuvre demande un peu de travail aux lectrices et aux lecteurs. Il s’agit d’un projet ambitieux qui n’est pas écrit pour plaire à un lectorat spécifique ou pour faire vendre. Il est évident qu’Orcel écrit de la poésie : certains passages peuvent être lus comme des poèmes avec une beauté des mots choisis et des figures de style, et ils sont bénéfiques, car ils offrent des bouffées d’air entre les paragraphes longs et denses au contenu pénible. Quelques lecteurs peuvent souligner que le livre aurait mérité des relectures et des remarques de la part de l’éditeur ou de l’éditrice afin de condenser certaines parties. On sort de la lecture avec le sentiment que l’auteur souhaite énoncer quelque chose de général sur l’humanité tout en choisissant d’ancrer son récit dans la société contemporaine avec quelques références à des événements bien précis, comme l’attentat du Bataclan à Paris, pour faire passer son message.
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