Bonjour Christophe Demazière et merci de nous accorder cet entretien. Vous êtes professeur en physique et en modélisation des réacteurs nucléaires à l’Université technologique de Chalmers, à Göteborg. Vous y dirigez le groupe de travail DREAM (Deterministic REactor Modelling), un groupe interdisciplinaire ayant une expertise dans le transport des neutrons, la dynamique des fluides, le transfert de chaleur et les méthodes numériques.
Quels sont en ce moment vos projets de recherche ?
Nos recherches portent sur la modélisation des cœurs de réacteur nucléaire, c’est-à-dire la partie de la centrale qui contient les assemblages combustibles, pour comprendre de manière précise ce qui s’y passe. Nous avons travaillé essentiellement sur les centrales à eau légère – les centrales qui existent en Suède et en France – mais les méthodes que nous développons sont aussi applicables aux centrales de génération 4, actuellement en conception [1].
Quels sont les différents types de centrales nucléaires qui existent ?
En France, le parc est exclusivement constitué de centrales à eau pressurisée : cela signifie que l’eau utilisée pour refroidir le cœur du réacteur est toujours à l’état liquide. Pour éviter son ébullition, l’eau est maintenue à haute pression, soit 155 bar. Dans toutes les centrales en opération, on utilise de l’eau pour activer une turbine à vapeur. Pour les centrales à eau pressurisée, il y a un circuit primaire fermé où l’eau reste à l’état liquide et un circuit secondaire où l’eau est transformée en vapeur, grâce à un échangeur de chaleur, et est envoyée à la turbine.
En Suède, le même type de réacteurs existe à Ringhals par exemple mais le reste des unités nucléaires, ainsi qu’un réacteur à Ringhals, sont des réacteurs à eau bouillante, où on laisse l’eau bouillir dans le cœur. L’avantage des réacteurs à eau bouillante est de pouvoir utiliser la vapeur produite directement dans le cœur pour alimenter la turbine.
De par le monde, quelques autres filières nucléaires existent, mais les réacteurs à eau pressurisée ainsi que les réacteurs à eau bouillante représentent environ 80% du parc en exploitation. Il y a aussi quelques installations expérimentales avec des réacteurs prototype de 4ème génération qui utilisent d’autres caloporteurs, par exemple des métaux liquides, à la place de l’eau mais qui ne produisent pas aujourd’hui d’électricité.
Vos recherches ont pour objectif d’améliorer la sureté nucléaire. Quelle est la différence entre sureté nucléaire, sécurité nucléaire et non-prolifération nucléaire?
La sureté nucléaire représente la garantie du bon fonctionnement de la centrale et si une perturbation survient, un incident ou un accident, la garantie d’un retour à une situation stable et normale du réacteur, sans accident nucléaire.
La sécurité nucléaire représente la protection des installations nucléaires contre des actes malintentionnés, pouvant endommager ces installations ou entraîner le vol de matières nucléaires.
La non-prolifération nucléaire est la garantie que les matières nucléaires utilisées dans les réacteurs ne sont pas détournées à des fins terroristes, par exemple pour la production d’armes nucléaires.
Vous coordonnez aussi le projet européen CORTEX, commencé en 2017. Ce projet rassemble 20 partenaires de 11 pays européens pour une durée de 48 mois et un budget total de près de 5,5 millions d’euros. Quel est l’objectif de ce projet ?
Le projet CORTEX a pour objectif de développer une nouvelle méthode permettant de détecter les anomalies dans les réacteurs nucléaires en fonctionnement afin de mettre en place les actions nécessaires, avant, par exemple, de devoir arrêter le réacteur pour résoudre le problème. La technique utilisée est le bruit neutronique : on mesure dans le réacteur la distribution spatiale des fluctuations du flux de neutrons, le flux donnant une indication du nombre de neutrons. Si une perturbation existe quelque part dans le réacteur, les neutrons vont propager cette information jusqu’à un détecteur. L’anomalie n’est pas forcement au point de mesure mais, en comparant cette distribution à celle en fonctionnement normal, nous pouvons détecter cette anomalie.
Pour mieux identifier les perturbations, nous travaillons en fait sur le problème inverse : au-delà de la détection d’anomalies, nous voulons les caractériser et les localiser. Nous utilisons pour cela le Machine Learning ou Intelligence artificielle. Nous faisons de très nombreuses simulations pour lesquelles des anomalies sont postulées. Le Machine Learning nous permet ainsi, en comparant la mesure des détecteurs à la simulation de leurs réponses, de remonter à la source de l’anomalie. Les algorithmes ainsi créés, permettront, en situation réelle, de mettre en évidence de possibles perturbations, de les identifier et de les localiser dans le réacteur, grâce aux mesures du flux de neutrons de quelques détecteurs.
Quelles sont les forces d’un projet européen ?
La force d’un projet européen est de pouvoir réunir les expertises et les compétences de chercheurs et d’instituts de plusieurs pays pour créer une équipe pluridisciplinaire. Cela a été essentiel lors de la construction du projet CORTEX. Par exemple, le CEA en France, dont l’expertise dans le nucléaire est reconnue mondialement, fait partie du projet. J’ai moi-même travaillé au CEA quand j’étais en France, et c’est sur la base de ces contacts que la collaboration dans CORTEX avec la France a été bâtie.
[1] http://www.cea.fr/comprendre/Pages/energies/nucleaire/essentiel-sur-reacteurs-nucleaires-du-futur.aspx